De l‘industrie du jeu vidéo et de sa peur du noir
Le secteur des jeux vidéo n’a jamais été aussi florissant. Sur les aspects économiques, c’est un domaine doté d’une agilité sans pareil, mais on ne peut pas en dire autant sur le point des histoires racontées et des personnages créés. C’est un fait, les jeux vidéo et les personnes qui les réalisent se complaisent dans leurs habitudes. Le scénario d’un jeu vidéo enchaîne des missions où l’on doit sauver le monde de l’invasion zombie, récupérer cet artefact rare caché dans les montagnes d’une île qui n’apparaît sur aucune carte ou encore sauver cet enfant qui tient l’équilibre du monde entre ses mains. Cela fait trente ans qu’on se farcit les mêmes histoires dans les jeux AAA, l’équivalent des blockbusters hollywoodiens. A enjeux maximum, prises de risque minimales, ceci menant logiquement vers une uniformisation des contenus, à savoir des univers qui reposent sur des fondamentaux éculés et proposés par des personnes qui se ressemblent, en général des hommes blancs, qui ne sont pas trop mal dans la vie et qui veulent imiter le monde du cinéma d’action US et tant pis pour les femmes et les enfants. A l’heure où l’on parle partout de diversité, d’inclusion, d’accessibilité, ne serait-il pas temps que le secteur du jeu vidéo sorte enfin de son adolescence boutonneuse ?
Avant propos : cet article est un point de vue personnel. Il n’engage personne sinon moi et moi-même. Il n’y a pas d’analyse, ni d’étude qui appuie mes dires, ce papier est juste le recueil d’un observateur de l’industrie du jeu vidéo qui regarde derrière lui après 30 ans de pratique. Partant de ce constat, je vous souhaite une bonne (et longue) lecture.
Des personnages sans histoire
Toutes ces questions autour de la diversité des contenus, on ne se les posaient pas au début des années 90. Dans un monde où l’Internet grand public et le smartphone restaient à inventer, le secteur du jeu vidéo commençait tout juste à entrer dans les ménages avec des jeux qui commençaient à avoir des images compréhensibles de tous. Il faut dire qu’à l’époque on peinait déjà à discerner correctement les contours d’un personnage, alors sa couleur ne comptait que peu. Pour ma part en tant que jeune ado et pour des questions d’identification, je cherchais quels personnages me ressembleraient le plus.
C’est ainsi que débarque le duo issu du jeu Global Gladiators, un jeu aux valeurs écolo, sponsorisé par — tenez-vous bien — la firme McDonald’s faisait un peu parler de lui car il était bon. C’était un jeu de plate-formes comme l’est Super Mario Bros, mais dont le but était de nettoyer les niveaux à l’aide de son pistolet nettoyeur. On y incarnait Mick ou Mack, le blanc ou le noir. Dans leur version pixelisée et mis à part leur couleur pour discerner les différents joueurs, rien ne les distinguaient du point de vue des compétences, ceci étant à leur honneur compte tenu du type de jeu. Autre exemple, étant plus jeune j’ai passé beaucoup de temps sur Street Fighter II, jeu de combat aux personnages ultra stéréotypés. Au choix du joueur se posent une dizaine de combattants qui représentent leur pays d’origine et vu que Dhalsim l’indien était un personnage terriblement lent et peu résistant, je me suis pris de passion pour Blanka le brésilien, une sorte de Hulk rapide et féroce à l’aspect simiesque. C’était fun, caricatural à mort mais le côté animal des tropiques me suffisait à être attaché à ce personnage. J’ai bien été formé à l’école de la télévision, vous savez !?
Dans les films et les dessins animés proposés en France à l’époque, les protagonistes noirs étaient souvent dépeints comme des acolytes sympas, exotiques, surdoués de la danse, rusés, toujours dans les petites combines, le parfait second rôle sans histoire qui ferait de l’ombre au héros. Il suffit de regarder un perso comme Barret, l’un des personnages principaux du jeu japonais Final Fantasy VII sorti en 1998 et dont le remake est en cours de production : qui est capable de nous dire quelle est l’histoire de ce Monsieur ? Pourquoi le costaud leader, militant écolo énervé de surcroît — encore un — doté d’une mitraillette greffée sur l’avant-bras est-il le seul noir dans un monde où tout le monde est soit blanc, soit une bestiole étrange ? D’ailleurs le tout premier personnage noir de la saga culte reçut de vives critiques de l’autre côté de l’Atlantique, notamment pour sa façon de s’exprimer – à l’écrit tout du moins vu que le jeu n’avait pas de voix digitalisées – alors considérée comme caricaturale. Par ailleurs, certains fans du jeu voyaient de grosses similitudes physiques entre Barret et l’acteur Mister-T, connu pour son rôle de Barracuda dans L’Agence Tous Risques (aka B.A. Baracus en version originale). Il faut dire que les noirs ne courent pas les rues sur l’archipel nippon et que toute inspiration célèbre devait être bonne à prendre. Pour toute réponse, Tetsuya Nomura, le designer du personnage changera les traits de Barret pour les besoins de la sortie du film d’animation qui faisait office de suite au jeu vidéo. Bah quoi, quitte à ne pas avoir de personnalité ou de passé solide, il peut tout à fait changer de tronche et s’éclaircir la peau dans le plus grand des calmes, non ?
Dichotomie du héros noir
Qu’est-ce qui a changé 21ème siècle coté diversité ? Eh bien pas grand chose à vrai dire. Pour tout dire, du haut de ces 50 ans d’histoire, l‘industrie du jeu vidéo est encore adolescente : la taille des entreprises du secteur a explosé et tente de rivaliser avec les grandes boîtes du septième art sans savoir que faire pour les dépasser, sinon d’arguer que ses revenus lui sont supérieurs, ce qui ne veut pas dire grand chose en soi. Les jeux vidéo s’appuient sur les recettes qui fonctionnent — jeux d’action, violence, explosions — alors il pleut des copies de copies de jeux du passé qui sont plus jolis avec le vernis de la technologie. Les équipes de production des jeux européens ou anglo-saxonnes sont toujours à dominante masculine et blanche, les personnes de couleur sont tolérées, acceptées, considérées, mais sont rarement mises en avant et ce sont encore moins des personnes qui décident. Les seules personnes noires du secteur du jeu vidéo que je connais ne sont pas à des postes stratégiques et les quelques uns qui sont à une bonne place sont souvent des personnes qui ont lancé leur propre entreprise ou auront mis 2 fois plus de temps que leurs collègues blancs pour passer à l’échelon supérieur. Ceux-là n’ont donc pas ou peu d’influence sur les histoires racontées dans les jeux et les héros des jeux sont en général des imitations de ceux que l’on peut voir au cinéma. Nathan Drake (Uncharted) est notre Indiana Jones, Kratos (God of War) est Hercule / Conan Le Barbare et puis il ne nous manque que James Bond et on est bon. Le phénomène de blaxploitation qui a été un courant très influent au ciné n’aura jamais d’équivalent dans le jeu vidéo jusque-là, on attend encore l’équivalent de Shaft ou de Jackie Brown côté jeux vidéo.
En 2018, je compte 0% de jeu vidéo AAA avec un personnage principal qui est noir. En 2017, 0% aussi. Même sur toute l’histoire du jeu vidéo qui compte des milliers de jeux, ils doivent être une grosse quinzaine à tout casser. C’est ainsi que je vois déjà certains d’entre vous se jeter sur Google pour faire matcher “black character” et “video games” pour voir quels seraient les résultats et me parler de Dandara ou d’autres jeux indés méconnus. Qu’on se le dise : face à la profusion et l’omniprésence des jeux vidéo à gros budgets qui monopolisent l’attention des joueurs, trouver trois ou quatre héros colorés c’est bien, mais ne sera pas suffisant pour justifier le manque cruel de diversité. Et comme il n’y a que peu de personnes à décrier cela, on peut très vite en conclure que cela n’est pas un vrai problème. Oui, c’est un problème. Et comme le plus souvent on conçoit des personnages fictifs de sorte à ce qu’ils nous ressemblent plus ou moins et que les décideurs de l’industrie du jeu vidéo sont souvent des personnes blanches, la représentation est en phase avec cela. Heureusement cela est en train d‘évoluer.
La prise de conscience se fait par opportunisme business. L’idée est d’élargir les cibles visées et intéressées par les jeux vidéo et toucher les hommes, les femmes, les enfants, issues de tous horizons. On a donc de gros éditeurs de jeux vidéo tentent le coup du héros noir d’une part et ceux qui opteront sur le choix du joueurs en offrant un panel large de personnages jouables. Dans le premier cas, on a des héros comme Lincoln du jeu Mafia 3 (sorti en 2016), Franklin de GTA V (2013), Carl Johnson de GTA San Andreas (2004) qui sont des héros noirs assumés par Take Two Interactive. Le géant des jeux vidéo peut se permettre de risquer des tentatives du genre et c’est aussi son moyen de faire la différence face à ses concurrents. Enfin “risquer”… On se détend : les trois personnages nommés ont les mêmes background : ils sont plus ou moins liés au monde de la pègre locale, des gangsters, ce qui reste trop caricatural encore. L’autre cas est celui des jeux qui vous laissent le choix. Les jeux multijoueur par exemple où la diversité est de mise par nature ou les jeux de rôle (ou RPG) plus occidentaux où l’on crée son personnage de A à Z. Tombons d’accord sur le fait que la création de ces avatars de RPG — des coquilles vides — sont une bonne astuce pour limiter la prise de risque créative, tout en disant que c’est bon, le travail est fait.
On a donc deux typologies de personnages jusqu’ici : les personnages noirs, caricaturaux, ghetto, grosse voix et badass le plus souvent, ou ceux, sans réelle histoire ou héritage renvoyant à leurs origines, invisibilisés et force est de constater qu’il n’a pas ou que peu de héros qui sont entre ces deux profils. Enfin si on met à part des cas étranges comme Kratos du jeu God of War, qui est un guerrier imposant, énervé, d’une peau blanc albâtre à l’écran et qui est toujours doublé — physiquement et vocalement — par des comédiens noirs, costauds avec de grosses voix. Ironie du sort, ça fonctionne super bien.
Une question d’authenticité
Dans ces jeux qui réunissent des personnages aux multiples horizons qui ne racontent pas grand chose, beaucoup de stéréotypes et de caricatures résident. Heureusement, c’est de moins de moins en moins le cas grâce au fait de s’entourer des bonnes personnes, et les jeux d’action multijoueur comme Overwatch font d’ailleurs office de bons exemples d’ailleurs tant la diversité fait partie de l’ADN du titre. Typiquement, Baptiste, le dernier personnage qui a été ajouté à l’ensemble des personnages jouables du jeu, est un secouriste militaire originaire d’Haïti qui a été doublé par Benz Antoine, un comédien canadien qui aux origines créoles (Jean-Baptiste Anoumon pour la version francophone, comédien de doublage noir mais sans accent particulier). Antoine a fait comprendre dans une interview au magazine Variety qu’il était très honoré d’avoir été retenu pour un rôle d’un personnage qui avait quelques lignes de dialogue dans une autre langue qu’il connaît bien et qu’il n’avait même pas eu besoin de retravailler la véracité des textes parce que l’équipe de doublage avait une personne d’origine haïtienne dans leur équipe.
C’est ainsi que selon moi, pour que les personnages fictifs semblent authentiques, il faut qu’ils soient écrits, racontés, imprégnés du vécu des personnes réelles et qui portent eux-mêmes un héritage bien réel. Encore plus s’ils représentent des communautés qui n’ont que peu de visibilité à la base. On est toujours plus prêt à croire en un personnage qui nous raconte ou suggère des histoires qui transpirent le vécu et qui nous parle de sa culture, des mythes et contes que l’on n’a que peu vu ou entendu jusque-là dans nos bouquins scolaires. Cela vaut pour le cas des personnages de tous horizons à vrai dire. Sinon comment raconter l’histoire d’un aviateur de renom sans avoir discuté des heures avec de vrais pilotes de l’air ou bien s’être plongé dans les aventures de Charles Lindbergh ou Antoine de Saint-Exupéry ? Comment créer un personnage en chaise roulante crédible sans avoir lu, vécu, entendu les multiples expériences du quotidien des personnes en situation de handicap ? Même dans les gestes du quotidien, chacun agit différemment et une famille d‘immigrés sénégalais vivant à New York n’aura pas forcément les mêmes gestes, les mêmes mots et la même façon de préparer le repas de famille que la famille blanche qui est là depuis 3 générations et ce serait pareil si cette famille d’américains blancs devaient débarquer à Dakar. D’ailleurs à quoi ressemblerait Super Mario s’il était créé par un africain ?
Comment faire mieux qu’hier ?
Afin d’aller vers la bonne direction, l’idéal serait de définitivement accepter la diversité des esprits, des corps et des cœurs. Même si les places sont chères – la France ne compte que quelques milliers de professionnels du jeu vidéo, tous métiers confondus – il ne tient qu’à nous de changer d’état d’esprit et d’imaginer que le jeu vidéo est un peu plus qu’un secteur mercantile où le fric compte plus que l’exercice créatif. De plus, comme les vétérans de l’industrie ont des réflexes de survie, la peur de se crasher, de se tromper, il est difficile de faire confiance aux plus jeunes — pas nécessairement débutants — sur les plans de la vision créative des jeux à gros budgets. Il faut casser l’élitisme ambiant, l’entre-soi et le petit jeu des chaises musicales qui fait qu’on ne privilégie que les copains et ceux qui ont fait les mêmes études que nous. Pourquoi s’arrêter aux écoles de jeux vidéo côté recrutement alors qu’il y a de chouettes talents qui sont issus de facultés ou sont autodidactes ? C’est trop facile, c’est trop confortable. Au-delà des personnes noires, je pense aussi aux femmes, aux personnes en situation de handicap, les communautés LGBT+, toutes ces personnes que l’on ne voit jamais faire des interviews pour raconter la genèse d’un jeu vidéo et de personnages qui sont tout sauf quadragénaires, barbus et revanchards. A quand une héroïne d’un jeu solo ambitieux qui serait une femme noire ? A quand un héros d’un jeu solo qui serait ouvertement gay ou transgenre ? A quand un héros qui aurait la maladie des os-de-verre ? En cela, je crois au pouvoir des jeunes générations et aux nouvelles structures qui naissent en considérant le fait d’avoir plus conscience des enjeux de diversité, tant côté gameplay que contenu pour ainsi tenter des choses qui n’ont jamais été faites jusque-là.
J’ajoute qu’il est tout aussi important que les “minorités” montrent également leur joli minois et prennent la parole sur Twitter, Facebook, interviews, émissions de télé ou de radio. On a besoin de modèles, d’exemples qui seront volontairement ou non les ambassadeurs d’une autre culture du jeu vidéo. Heureusement au-delà des associations militantes de l’industrie du jeu vidéo (Women in Games, RIJV, Next Gaymer…), on commence à voir de plus en plus de “role models” apparaître. C’est ainsi qu’en 2018, le gouvernement français a choisi de décorer la française d’origine martiniquaise Muriel Tramis de la prestigieuse Légion d’honneur. C’est une des pionnières du jeu vidéo francophone et qui a été conceptrice des jeux ludo-éducatifs Adibou d’une part, mais aussi de bien d’autres jeux comme Méwilo, un jeu d’aventure totalement passé sous silence qui se déroule en Martinique et dont le projet de remake n’a pas été assez soutenu. J’ai aussi eu la bonne surprise de découvrir que derrière Cyberpunk 2077, l’un des jeux vidéo les plus attendus de ces cinq dernières années, il y avait les travaux d’un certain Mike Pondsmith, un afro-américain qui est célèbre de l’autre côté de l’Atlantique pour avoir créé un grand nombre de jeux de rôle traditionnels, dont Cyberpunk 2020. Incroyable. De ce que j’ai vu, on en a beaucoup parlé aux Etats-Unis, mais quasiment rien chez nous en France — sinon une interview que les média ont voulu construire comme polémique il y a quelques semaines — depuis l’annonce du jeu vidéo à venir en 2012.
Pour finir je mets personnellement beaucoup d’espoir quant à un déclic auprès des professionnels et des joueurs de jeux vidéo avec la sortie à venir du jeu vidéo Deathloop. On n’en a pas encore vu grand chose si ce n’est un trailer d’annonce, mais l’une des spécificités de ce titre annoncé au mois de juin dernier est que la paire de héros présentée est, tenez-vous bien, 100% noire. Sauf erreur, il s’agit d’une première dans l’industrie du jeu vidéo. Le jeu, ambitieux et original tel que présenté, est développé par Arkane Studio qui est une société lyonnaise dont le Game Director est Dinga Bakaba, ma nouvelle idole. Reste à voir quelles seront les qualités ludiques du jeu lors de sa sortie, dont la date n’est pas connue pour l’instant.
_